LA MÉCANIQUE DU VENT
Voilà qu'on me demande: “Qu'est-ce qu'un orgue?”
Et Ktesibios ne vous l'a pas dit? C'est un instrument de musique, l'un des plus anciens (2300 ans, quand même), le premier à clavier. Mais c'est aussi le premier instrument à vent dans lequel l'homme ne souffle pas directement. C'est surtout le plus gros, le plus grand, le plus puissant et celui qui possède la plus grande amplitude, si l'on excepte l'orchestre. Du reste, il y a beaucoup de similitudes entre l'orgue et l'orchestre – et les Romantiques feront de l'orgue un instrument orchestre. Tous deux sont polyphoniques, regroupent plusieurs timbres capables de sonner ensemble et d'en engendrer de nouveaux. La grande différence qui les distingue est que le chef d'orchestre pilote des instrumentistes, tandis que l'organiste fait chanter une machine.
L'orgue est une machine
Sûrement, et c'est de cela que vient son nom. Lat. organum, i, n., du grec organon, ou,
n.: construction, machine, appareil. Oh, oh! Cela veut-il dire que le
joueur d'orgue est un machiniste? Certes, certains le disent. Demandez
donc à un pianiste ce qu'il pense de jouer de l'orgue. Il vous répondra: "C'est un appareil sans âme, indomptable. Que l'on frappe la
touche ou qu'on la caresse, il en sort toujours le même son, qui
retentit tant qu'on tient enfoncée la note toujours avec la même force,
la même vibration, la même tenue. Il n'y a rien à en tirer..." D'autres s'affolent: "D'abord,
on est agressé par trois claviers, tout un tas de boutons, de tirettes,
de pédales disposés partout. De plus, on ne sait où mettre les pieds
sans faire rugir cet abominable monstre. C'est une machine mégalomane,
diabolique..."
Le côté grandiose et effrayant plaisait en effet aux Romains, lors des
jeux du cirque, par exemple, comme lors des fêtes religieuses, mais il a
longtemps déplu aux chrétiens. Il faut les comprendre! L'orgue a
souvent accompagné leur martyre dans l'arène... Tandis qu'eux-mêmes
recherchaient une vie d'humilité et de sincérité. Pour proclamer Dieu,
leur voix seule, don admirable du Père lui-même, suffisait: la ferveur
et la conviction de leurs chants en faisaient la grandeur. Et la beauté.
Comment ça marche ?
En premier lieu, malgré qu'en aient certains pianistes, l'orgue a pour destination de faire de la musique. C'est un instrument à vent et la "machine" ne sert qu'à la distribution du souffle nécessaire à son fonctionnement.
Ainsi, on peut admettre qu'il comprend quatre parties:
1° une soufflerie qui produit le "vent" (air sous pression calibrée),
2° une tubulure qui conduit le vent à des tuyaux (porte-vents, layes),
3° une mécanique qui transmet le jeu de l'instrumentiste (touches, abrégé, soupapes, registres),
4° des tuyaux sonores qui forment à proprement parler la partie musicale.
Ces quatre parties sont constitutives de la notion d'orgue. Un "orgue" électronique n'est pas un orgue, puisqu'il ne fonctionne pas avec de l'air sous pression; c'est un synthétiseur, qui imite par numérisation et par mélange les sonorités de l'orgue. Mais sa partie sonore est constituée de haut-parleurs (vibrateurs électriques faisant résonner une membrane tendue).
Que faut-il pour que l'orgue (le vrai) fonctionne ?
Primo, il faut gonfler des soufflets en mettant en route une
soufflerie électrique. Autrefois, il y avait des "Shadocks", des
souffleurs qui actionnaient les pistons constamment pour fournir en air
les soufflets. Le rôle de ces derniers est de maintenir l'air sous
pression.
Deuxio, l'organiste, assis devant ses claviers et au-dessus du
pédalier, va commencer par "tirer un ou plusieurs jeux". Il va donc
choisir le ou les timbres qu'il veut faire entendre, et pour cela il
ouvre un registre au moyen d'une des manettes qui encadrent les
claviers. L'air pourra souffler dans les tuyaux fichés au-dessus de ce
registre.
Tertio, quand l'organiste enfonce une touche, il ouvre une
soupape au pied des tuyaux qui correspondent à la note, mais seul celui
dont le registre est "ouvert" recevra l'air. Le vent souffle dans le
tuyau et produit le son qui résonne dans le tube. Tant que la touche est
enfoncée, l'air continue de faire vibrer la colonne sonore du tuyau.
C'est ainsi que l'on peut tenir les notes très longtemps sans que le son
faiblisse (contrairement au piano, où le son va en s'affaiblissant
jusqu'à mourir).
Récapitulons. Les registres commandent tous les tuyaux d'un même timbre, tandis que les soupapes commandent tous les tuyaux d'une même note.
Les soupapes font entrer l'air sous pression dans des "gravures"
correspondant chacune à une hauteur de note précise. Elles sont
perpendiculaires aux registres. Pour qu'un tuyau sonne, il faut donc que
la soupape correspondant à sa hauteur soit abaissée et que le registre correspondant à son timbre soit ouvert.
Mécanisme à simple laye, soupapes et registres coulissants.
Voilà pour ce qui est de la mécanique. Je passe sur les prouesses techniques qui permettent à un simple clavier d'un mètre de large de commander "directement" des tuyaux parfois éloignés de plus de dix mètres. Mais il est une autre caractéristique de cette fabuleuse machine à musique qu'est l'orgue, c'est de "fabriquer" des sonorités par synthèse additive ou par synthèse soustractive.
L'orgue est un synthétiseur
Oui, l'orgue classique (depuis le XIVe
siècle) permet des mélanges de timbres et d'harmoniques pour créer des
sons résultants. C'est pourquoi l'organiste distingue les "jeux de
fond" des "mutations". Les jeux de mutation favorisent tel ou tel
harmonique (mutation simple) ou les mélangent (mutation composée). Le
Plenum est atteint par synthèse additive quand tout l'édifice des mélanges est construit (tous
les jeux tirés) pour une même note.
La synthèse additive. Prenons un exemple: la base harmonique de l'orgue classique est la voix
humaine, qui correspond au jeu de fond de 8' (huit pieds). Celui-ci
sonne dans le ton du piano, c'est-à-dire la note écrite. Si l'on monte
les harmoniques, on aura l'octave aiguë, donc un 4' (tuyaux deux fois
plus petits). Puis viennent dans l'ordre la quinte, la tierce, la quarte
de nasard (2', ou deux pieds). L'édifice complet est alors formé de ces
jeux: fondamentale de 8', octaves de 4' et 2', quinte et tierce.
L'organiste doit ainsi ouvrir les cinq registres avant de jouer une
note. Ou bien, il peut choisir le jeu appelé Cornet, qui comprend pour
chaque note les cinq tuyaux de 8', 4', 2', de quinte et de tierce, mais qui sur notre orgue ne commence qu'à l'ut3, parce que c'est un jeu soliste de dessus.
La synthèse soustractive consiste à priver ce bel édifice d'un de ses
éléments compris entre la fondamentale et l'harmonique le plus aigu. On
crée ainsi des "mélanges creux". Par exemple, on associe le Bourdon 8' directement avec une flûte 2', voire avec la Terz 1’1/5.
Les plans sonores
Les dialogues de l'orgue classique français (Noëls de Daquin, par exemple) opposent le Grand Jeu du Grand-Orgue et le Petit Jeu du Positif. Le Grand Jeu est traditionnellement constitué de la batterie d'anches (Bombarde, Trompette, Clairon), du Prestant 4', de la Doublette 2', du Jeu de tierce ou du Cornet (ou les deux). Il se joue toujours au clavier de Grand-Orgue. Le Petit Jeu désigne la version réduite du Grand Jeu. Il se constitue au Positif avec le Cromorne, un Prestant ou à défaut une Flûte 4' étroite et le cas échéant un petit Jeu de tierce. En principe, si le Grand Jeu parle en 16' + 8' + 4', le Petit Jeu lui répondra en 8' + 4', mais si le Grand Jeu est un 8' + 4', le Petit se fondera seulement sur une anche de 8'. À Saint-Thibaut, le Grand Jeu peut s'étayer sur la Dulziane 16' et le Petit Jeu du Positif comprendre le Krumhorn 8' et la Spitzflöte 4', complétés du Nasard et de la Terz.
Tout cela ne serait rien sans le zèle de l'instrumentiste, qui, lui, n'est pas une machine mais pilote cet incroyable appareil du bout des doigts et des pieds. Sa place se situe devant la console, qui regroupe ainsi les claviers manuels, les tirants de registres, le pédalier (clavier de Pédale) et les différentes commandes annexes (accouplements, tirasses, etc.).
Alors, avouez, vous êtes soufflé par cette machine... autant capable de susurrer le plus doux des chuchotements que de hurler plus fort que le tonnerre, de faire chanter des voix contrastées comme de créer des sonorités inouïes et suaves.